maitresse de Robert se
mit a le regarder avec une etrange attention. Mais les yeux enfonces
d'Aime, auxquels une legere myopie donnait une sorte de profondeur
dissimulee, ne trahirent aucune impression au milieu de sa figure
immobile. Dans l'hotel de province ou il avait servi bien des annees
avant de venir a Balbec, le joli dessin, un peu jauni et fatigue
maintenant, qu'etait sa figure, et que pendant tant d'annees, comme
telle gravure representant le prince Eugene, on avait vu toujours a la
meme place, au fond de la salle a manger presque toujours vide, n'avait
pas du attirer de regards bien curieux. Il etait donc reste longtemps,
sans doute faute de connaisseurs, ignorant de la valeur artistique de
son visage, et d'ailleurs peu dispose a la faire remarquer, car il etait
d'un temperament froid. Tout au plus quelque Parisienne de passage,
s'etant arretee une fois dans la ville, avait leve les yeux sur lui, lui
avait peut-etre demande de venir la servir dans sa chambre avant de
reprendre le train, et dans le vide translucide, monotone et profond de
cette existence de bon mari et de domestique de province, avait enfoui
le secret d'un caprice sans lendemain que personne n'y viendrait jamais
decouvrir. Pourtant Aime dut s'apercevoir de l'insistance avec laquelle
les yeux de la jeune artiste restaient attaches sur lui. En tout cas
elle n'echappa pas a Robert sur le visage duquel je voyais s'amasser une
rougeur non pas vive comme celle qui l'empourprait s'il avait une
brusque emotion, mais faible, emiettee.
--Ce maitre d'hotel est tres interessant, Zezette? demanda-t-il a sa
maitresse apres avoir renvoye Aime assez brusquement. On dirait que tu
veux faire une etude d'apres lui.
--Voila que ca commence, j'en etais sure!
--Mais qu'est-ce qui commence, mon petit? Si j'ai eu tort, je n'ai rien
dit, je veux bien. Mais j'ai tout de meme le droit de te mettre en garde
contre ce larbin que je connais de Balbec (sans cela je m'en ficherais
pas mal), et qui est une des plus grandes fripouilles que la terre ait
jamais portees.
Elle parut vouloir obeir a Robert et engagea avec moi une conversation
litteraire a laquelle il se mela. Je ne m'ennuyais pas en causant avec
elle, car elle connaissait tres bien les oeuvres que j'admirais et etait
a peu pres d'accord avec moi dans ses jugements; mais comme j'avais
entendu dire par Mme de Villeparisis qu'elle n'avait pas de talent, je
n'attachais pas grande importance a cette culture. El
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