lettre pour M. de Lyonne.
-- Et que lui voulez-vous, a Lyonne?
-- Je veux lui faire signer une lettre de cachet.
-- Une lettre de cachet! Vous voulez faire mettre quelqu'un a la
Bastille?
-- Non, au contraire, j'en veux faire sortir quelqu'un.
-- Ah! Et qui cela?
-- Un pauvre diable, un jeune homme, un enfant, qui est
embastille, voila tantot dix ans, pour deux vers latins qu'il a
faits contre les jesuites.
-- Pour deux vers latins! Et, pour deux vers latins, il est en
prison depuis dix ans, le malheureux?
-- Oui.
-- Et il n'a pas commis d'autre crime?
-- A part ces deux vers, il est innocent comme vous et moi.
-- Votre parole?
-- Sur l'honneur!
-- Et il se nomme?...
-- Seldon.
-- Ah! c'est trop fort, par exemple! Et vous saviez cela, et vous
ne me l'avez pas dit?
-- Ce n'est qu'hier que sa mere s'est adressee a moi, Monseigneur.
-- Et cette femme est pauvre?
-- Dans la misere la plus profonde.
-- Mon Dieu! dit Fouquet, vous permettez parfois de telles
injustices, que je comprends qu'il y ait des malheureux qui
doutent de vous! Tenez, monsieur d'Herblay.
Et Fouquet, prenant une plume, ecrivit rapidement quelques lignes
a son collegue Lyonne.
Aramis prit la lettre et s'appreta a sortir.
-- Attendez, dit Fouquet.
Il ouvrit son tiroir et lui remit dix billets de caisse qui s'y
trouvaient. Chaque billet etait de mille livres.
-- Tenez, dit-il, faites sortir le fils, et remettez ceci a la
mere; mais surtout ne lui dites pas...
-- Quoi, Monseigneur?
-- Qu'elle est de dix mille livres plus riche que moi; elle dirait
que je suis un triste surintendant. Allez, et j'espere que Dieu
benira ceux qui pensent a ses pauvres.
-- C'est ce que j'espere aussi, repliqua Aramis en baisant la main
de Fouquet.
Et il sortit rapidement, emportant la lettre pour Lyonne, les bons
de caisse pour la mere de Seldon et emmenant Moliere, qui
commencait a s'impatienter.
Chapitre CCXIII -- Encore un souper a la Bastille
Sept heures du soir sonnaient au grand cadran de la Bastille, a ce
fameux cadran qui, pareil a tous les accessoires de la prison
d'Etat, dont l'usage est une torture, rappelait aux prisonniers la
destination de chacune des heures de leur supplice. Le cadran de
la Bastille, orne de figures comme la plupart des horloges de ce
temps, representait saint Pierre aux Liens.
C'etait l'heure du souper des pauvres captifs. Les portes,
grondant sur leurs enormes gonds
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