-- De la charite, je le veux bien; mais elle est pour ce drole-la
qui s'ennuie, et non pas pour moi qui m'amuse! dit Baisemeaux
exaspere.
-- Est-ce une perte que vous faites, et le prisonnier qui vous est
enleve etait il aux grands controles?
-- Ah bien, oui! Un pleutre, un rat, a cinq francs!
-- Faites voir, demanda M. d'Herblay. Est-ce indiscret?
-- Non pas; lisez.
-- Il y a _presse_ sur la feuille. Vous avez vu, n'est-ce pas.
-- C'est admirable! _Presse!_... un homme qui est ici depuis dix
ans! On est presse de le mettre dehors, aujourd'hui, ce soir meme,
a huit heures!
Et Baisemeaux, haussant les epaules avec un air de superbe dedain,
jeta l'ordre sur la table et se remit a manger.
-- Ils ont de ces mouvements-la, dit-il la bouche pleine, ils
prennent un homme un beau jour, ils le nourrissent pendant dix ans
et vous ecrivent: _Veillez bien sur le drole!_ ou bien: _Tenez-le
rigoureusement!_ Et puis, quand on s'est accoutume a regarder le
detenu comme un homme dangereux tout a coup, sans cause, sans
precedent, ils vous ecrivent: _Mettez en liberte_. Et ils ajoutent
a leur missive: _Presse!_ Vous avouerez, Monseigneur que c'est a
faire lever les epaules.
-- Que voulez-vous! on crie comme cela, dit Aramis, et on execute
l'ordre.
-- Bon! bon! l'on execute!... Oh! patience!... Il ne faudrait pas
vous figurer que je suis un esclave.
-- Mon Dieu, tres cher monsieur Baisemeaux, qui vous dit cela? on
connait votre independance.
-- Dieu merci!
-- Mais on connait aussi votre bon coeur.
-- Ah! parlons-en!
-- Et votre obeissance a vos superieurs. Quand on a ete soldat,
voyez-vous, Baisemeaux, c'est pour la vie.
-- Aussi, obeirai-je strictement, et demain matin, au point du
jour, le detenu designe sera elargi.
-- Demain?
-- Au jour.
-- Pourquoi pas ce soir, puisque la lettre de cachet porte sur la
suscription et a l'interieur: _Presse_?
-- Parce que ce soir nous soupons et que nous sommes presses, nous
aussi.
-- Cher Baisemeaux, tout botte que je suis, je me sens pretre, et
la charite m'est un devoir plus imperieux que la faim et la soif.
Ce malheureux a souffert assez longtemps, puisque vous venez de me
dire que, depuis dix ans, il est votre pensionnaire. Abregez-lui
la souffrance. Une bonne minute l'attend, donnez-la-lui bien vite.
Dieu vous la rendra dans son paradis en annees de felicite.
-- Vous le voulez?
-- Je vous en prie.
-- Comme cela, tout au travers du repas.
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