'est l'ennui, ce vide absolu de l'esprit et du
coeur, qui est un trait irrecusable des hommes de notre temps. Autrefois
on avait pour se distraire et s'occuper, dans les intervalles du travail
quotidien, soit la passion de l'esprit et de la conversation, comme au
XVIIIe siecle, soit les passions religieuses, comme au XVIIe siecle, la
curiosite violemment excitee par la Reforme et la Renaissance, comme au
XVIe. Aujourd'hui, quand la vie, surmenee par le travail des affaires,
est contrainte au repos, quelle ressource lui reste dans ce vaste desert
des idees qui represente le monde intellectuel ou moral pour la majorite
des hommes? C'est le roman qui tient alors la place qu'occupaient
autrefois les livres de controverse dans les siecles anciens ou les
grandes questions de critique et de renovation sociale au dernier
siecle. Le developpement exagere de la vie positive a cree du meme coup
l'irresistible besoin d'y echapper. Rien, non rien, meme le desir de
faire vite fortune et d'appliquer cette rapide fortune a de rapides
plaisirs, ne prescrit contre certaines exigences de l'esprit. On a beau
jeter en pature a l'homme de ce temps les amusements ou les
divertissements violents, on parvient bien a le distraire un instant, a
le passionner pendant une heure ou deux; on attire toute son activite au
dehors, on l'y excite, on l'y epuise. Et au meme instant ou on le croit
le plus oublieux de son _moi_ interieur, il echappe a ces prises du
dehors; il fait de soudaines rentrees en lui; il y revient, tout fatigue
du train de vie qu'il menait hier, qu'il menera demain. Mais aussi,
presque aussitot, deshabitue depuis longtemps de penser, il s'effraye de
cette solitude inanimee, de ce silence qu'il trouve en lui; il a oublie
de remplir et d'orner de pensees solides ce fond interieur de l'ame
qu'il n'habite qu'a de rares intervalles. L'ideal philosophique ou
religieux ne visite plus guere cette ame vouee aux divinites vulgaires
et faciles. Les lettres severes rebutent depuis longtemps ces esprits
restes arides sous une couche de banale culture. Quelle ressource lui
restera pour remplir un instant ce grand vide qui s'ouvre devant lui? Le
theatre et le roman, qui ne differe du theatre que par le developpement
de l'action concentree sur la scene interieure. D'ailleurs, le roman est
toujours la, toujours a sa portee et sous sa main; il se prete a
remplir certaines heures ou l'homme, en tete-a-tete avec lui-meme, ne
sait que penser. Il prend tel
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