un
double devoir, un devoir sacre de mettre leurs bras et leurs poitrines
a la meme place que les bras et les poitrines de leurs freres, moins
avances qu'eux-memes dans la possession de la conscience nationale.
A nous, les privilegies, les gardiens de la tradition, les transmetteurs
de l'Ideal, d'exposer nos vies et de faire joyeusement le don de
nous-memes pour le maintien, le prolongement, l'exaltation de toute
cette beaute, de toute cette fierte que nous sommes les premiers a
sentir, dont nous sommes les premiers a jouir.
Et demain, nous aurons l'orgueil de rendre a nos fils le prestige de
leur race et de faire tressaillir de reconnaissance nos peres dans leurs
tombeaux....
_Lettre d'Emile ABGRALL, Officier mecanicien a bord du_ Leon-Gambetta.
Cinq jours plus tard, le 27 Avril 1915, le sous-marin autrichien U-5
torpillait le "_Leon Gambetta_" a cinq milles de Sainte-Marie de
Leuca. Emile ABGRALL disparut avec le croiseur.
22 Avril.
Notre plus cher desir etait d'aller charbonner a Malte. Crac!
contre-ordre. C'est Navarin qui nous reapprovisionnera. Mais a quel
prix! Les Grecs vendent 35 francs les 100 kilos de patates. C'est la
guerre!
Reuter nous apprend une bonne nouvelle: les Boches, qui avaient reussi
a gagner du terrain pres d'Ypres, grace a l'emploi d'explosifs
asphyxiants, ont ete repousses par les notres. Tout le terrain perdu est
reconquis. Bravo! vivent les Poilus! Quel coup de main nous voudrions
pouvoir leur donner.
Hier, des petits oiseaux sont venus nous rendre visite. Ils se sont
installes sur les caisses qui servent de prisons a de jolis cochons
roses et nous ont donne un ravissant concert. Ils avaient peut-etre
passe l'hiver en Bretagne. Qui sait! Tout l'equipage leur a fait fete.
Nous avons eu un instant l'espoir qu'ils allaient continuer a vivre
notre vie. Helas! le soir venu, ils ont repris leur vol.
Reverrai-je un jour les oiseaux?...
Embrasse bien pour moi Papa, Maman. Mais, surtout, ne leur donne pas
connaissance de mes alarmes. Laisse-les croire que je navigue sur une
mer d'huile, loin de tout danger. Si le sort nous designe pour le grand
voyage, ils apprendront bien assez tot cette facheuse nouvelle. S'il
est ecrit que la famille doit perdre l'un des siens dans la tourmente,
n'est-il pas juste que ce soit moi?... Je ne laisserai ni femme, ni
enfants.
Allons, adieu, cher Frere. Longues caresses a Raoul et a Joel.
Bien affectueusement a toi.
EMILE
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