bouche fine et moqueuse, la main blanche comme une femme,
et le pied chausse dans une perfection indicible. Aux yeux de sir
Lionel, c'etait le rival le plus redoutable qu'il fut possible d'avoir a
combattre; c'etait un adversaire digne de lui, depuis le favori jusqu'a
l'orteil.
Le comte parlait francais, et Lavinia repondait dans cette langue,
qu'elle possedait aussi bien que l'anglais. Encore un talent nouveau
de Lavinia! Elle ecoutait les fadeurs du beau _talon rouge_ avec
une complaisance singuliere. Le comte hasarda deux ou trois phrases
passionnees, qui parurent a Lionel s'ecarter un peu des regles du bon
gout et de la convenance dramatique. Lavinia ne se facha point; il n'y
eut meme presque pas de raillerie dans ses sourires. Elle pressait le
comte de retourner au bal le premier, lui disant qu'il n'etait pas
convenable qu'elle y rentrat avec lui. Mais il s'obstinait a vouloir
la conduire jusqu'a la porte, en jurant qu'il n'entrerait qu'un quart
d'heure apres. Tout en parlant, il s'emparait des mains de lady Blake,
qui les lui abandonnait avec une insouciance paresseuse et agacante.
La patience echappait a sir Lionel.
"Je suis bien sot, se dit-il enfin, d'assister patiemment a cette
mystification, quand je puis sortir...."
Il marcha jusqu'au bout du balcon. Mais le balcon etait ferme, et
au-dessous s'etendait une corniche de rochers qui ne ressemblait pas
trop a un sentier. Neanmoins Lionel se hasarda courageusement a enjamber
la balustrade et a faire quelques pas sur cette corniche; mais il fut
bientot force de s'arreter: la corniche s'interrompait brusquement a
l'endroit de la cataracte, et un chamois eut hesite a faire un pas de
plus. La lune, montant sur le ciel, montra en cet instant a Lionel la
profondeur de l'abime, dont quelques pouces de roc le separaient. Il fut
oblige de fermer les yeux pour resister au vertige qui s'emparait de lui
et de regagner avec peine le balcon. Quand il eut reussi a repasser
la balustrade, et qu'il vit enfin ce frele rempart entre lui et le
precipice, il se crut le plus heureux des hommes, dut-il payer l'asile
qu'il atteignait au prix du triomphe de son rival. Il fallut donc se
resigner a entendre les tirades sentimentales du comte de Morangy.
"Madame, disait-il, c'est trop longtemps feindre avec moi. Il est
impossible que vous ne sachiez pas combien je vous aime, et je vous
trouve cruelle de me traiter comme s'il s'agissait d'une de ces
fantaisies qui naissent et meur
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