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enouillere, Chatou, le restaurant Fournaise, les longues journees en yole au bord des berges, dix ans de ma vie passes dans ce coin de pays, sur ce delicieux bout de riviere. Nous etions alors une bande d'une douzaine, habitant la maison Galopois, a Chatou, et vivant la d'une drole de facon, toujours a moitie nus et a moitie gris. Les moeurs des canotiers d'aujourd'hui ont bien change. Ces messieurs portent des monocles. Or notre bande possedait une vingtaine de canotieres, regulieres et irregulieres. Dans certains dimanches, nous en avions quatre; dans certains autres, nous les avions toutes. Quelques-unes etaient la, pour ainsi dire, a demeure, les autres venaient quand elles n'avaient rien de mieux a faire. Cinq ou six vivaient sur le commun, sur les hommes sans femmes, et, parmi celles-la, _Ca ira_. C'etait une pauvre fille maigre et qui boitait. Cela lui donnait des allures de sauterelle. Elle etait timide, gauche, maladroite en tout ce qu'elle faisait. Elle s'accrochait avec crainte, au plus humble, au plus inapercu, au moins riche de nous, qui la gardait un jour ou un mois, suivant ses moyens. Comment s'etait-elle trouvee parmi nous, personne ne le savait plus. L'avait-on rencontree, un soir de pochardise, au bal des Canotiers et emmenee dans une de ces rafles de femmes que nous faisions souvent? L'avions-nous invitee a dejeuner, en la voyant seule, assise a une petite table, dans un coin. Aucun de nous ne l'aurait pu dire; mais elle faisait partie de la bande. Nous l'avions baptisee _Ca ira_, parce qu'elle se plaignait toujours de la destinee, de sa malechance, de ses deboires. On lui disait chaque dimanche: "Eh bien, _Ca ira_, ca va-t-il?" Et elle repondait toujours: "Non, pas trop, mais faut esperer que ca ira mieux un jour." Comment ce pauvre etre disgracieux et gauche etait-il arrive a faire le metier qui demande le plus de grace, d'adresse, de ruse et de beaute? Mystere. Paris, d'ailleurs, est plein de filles d'amour laides a degouter un gendarme. Que faisait-elle pendant les six autres jours de la semaine? Plusieurs fois, elle nous avait dit qu'elle travaillait? A quoi? nous l'ignorions, indifferents a son existence. Et puis, je l'avais a peu pres perdue de vue. Notre groupe s'etait emiette peu a peu, laissant la place a une autre generation, a qui nous avions aussi laisse _Ca ira_. Je l'appris en allant dejeuner chez Fournaise de temps en temps. Nos successeurs, ignorant pourquoi nous l'avi
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