Tu ne comprends pas ce tourment? Il me hait peut-etre?
ou me meprise? ou se moque de moi? Il reflechit a ce que je dis, il me
juge, il me raille, il me condamne, m'estime mediocre ou sot. Comment
savoir ce qu'il pense? Comment savoir s'il m'aime comme je l'aime? et
ce qui s'agite dans cette petite tete ronde? Quel mystere que la pensee
inconnue d'un etre, la pensee cachee et libre, que nous ne pouvons ni
connaitre, ni conduire, ni dominer, ni vaincre!
Et moi, j'ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les
portes de mon ame, je ne parviens point a me livrer. Je garde au fond,
tout au fond, ce lieu secret du _Moi_ ou personne ne penetre. Personne ne
peut le decouvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble, parce
que personne ne comprend personne.
Me comprends-tu, an moins, en ce moment, toi? Non, tu me juges fou! tu
m'examines, tu te gardes de moi! Tu te demandes: "Qu'est-ce qu'il a, ce
soir?" Mais si tu parviens a saisir un jour, a bien deviner mon horrible
et subtile souffrance, viens-t'en me dire seulement: _Je t'ai compris_!
et tu me rendras heureux, une seconde, peut-etre.
Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude.
Misere! misere! Comme j'ai souffert par elles, parce qu'elles m'ont
donne souvent, plus que les hommes, l'illusion de n'etre pas seul!
Quand on entre dans l'Amour, il semble qu'on s'elargit. Une felicite
surhumaine vous envahit! Sais-tu pourquoi? Sais-tu d'ou vient cette
sensation d'immense bonheur? C'est uniquement parce qu'on s'imagine
n'etre plus seul. L'isolement, l'abandon de l'etre humain parait cesser.
Quelle erreur! Plus tourmentee encore que nous par cet eternel besoin
d'amour qui ronge notre coeur solitaire, la femme est le grand mensonge
du Reve.
Tu connais ces heures delicieuses passees face a face avec cet etre a
longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nous affole. Quel
delire egare notre esprit! Quelle illusion nous emporte!
Elle et moi, nous n'allons plus faire qu'un tout a l'heure, semble-t-il?
Mais ce tout a l'heure n'arrive jamais, et, apres des semaines
d'attente, d'esperance et de joie trompeuse, je me retrouve tout a coup,
un jour, plus seul que je ne l'avais encore ete.
Apres chaque baiser, apres chaque etreinte, l'isolement s'agrandit. Et
comme il est navrant, epouvantable!
Un poete, M. Sully Prudhomme, n'a-t-il pas ecrit:
Les caresses ne sont que d'inquiets transports,
Infructueux essais du pauvre
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