n, qu'importe? laissez-moi ce tourment. Je saurai porter ma
honte devant vous, qui seul au monde ne me la reprocherez pas. Si je
souffre de ma dissimulation vis-a-vis des autres, vous n'entendrez
jamais aucune plainte. Je peux tout souffrir pour vous. Aimez-moi comme
je l'entends, et si, de votre cote, vous souffrez de ma retenue, sachez
souffrir, et trouvez en vous-meme la delicatesse de ne pas me le
reprocher. Un grand amour est-il donc la satisfaction des appetits
aveugles? Ou serait le merite, et comment deux ames elevees
pourraient-elles se cherir et s'admirer l'une l'autre pour la
satisfaction d'un instinct?... Non, non, l'amour ne resiste pas a de
certaines epreuves! Dans le mariage, l'amitie et le lien de la famille
peuvent compenser la perte de l'enthousiasme; mais dans une liaison que
rien ne sanctionne, que tout froisse et combat dans la societe, il faut
de grandes forces et la conscience d'une lutte sublime. Je vous crois
capable de cela, et moi, je sens que je le suis. Ne m'otez pas cette
illusion, si c'en est une. Donnez-moi quelque temps pour la savourer. Si
nous devons succomber un jour, ce sera la fin de tout, et du moins nous
nous souviendrons d'avoir aime!
Alida parlait mieux que je ne sais la faire parler ici. Elle avait le
don d'exprimer admirablement un certain ordre d'idees. Elle avait lu
beaucoup de romans; mais, pour l'exaltation ou la subtilite des
sentiments, elle en eut remontre aux plus habiles romanciers. Son
langage frisait parfois l'emphase, et revenait tout a coup a la
simplicite avec un charme etrange. Son intelligence, peu developpee
d'ailleurs, avait sous ce rapport une veritable puissance, car elle
etait de bonne foi, et trouvait, au service du sophisme meme, des
arguments d'une admirable sincerite: femme dangereuse s'il en fut, mais
dangereuse a elle-meme plus qu'aux autres, etrangere a toute perversite,
et atteinte d'une maladie mortelle pour sa conscience, l'analyse
exclusive de sa personnalite.
J'etais a un moindre degre, mais a un degre beaucoup trop grand encore,
atteint de ce meme mal qu'on pourrait appeler encore aujourd'hui la
maladie des poetes. Trop absorbe en moi-meme, je rapportais trop
volontiers tout a ma propre appreciation. Je ne voulais demander ni aux
religions, ni aux societes, ni aux sciences, ni aux philosophies, la
sanction de mes idees et de mes actes. Je sentais en moi des forces
vives et un esprit de revolte qui n'etait nullement raisonne. Le _moi_
tenai
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