t burent ensemble une absinthe; puis
ils se remirent a se promener sur les trottoirs.
Morissot s'arreta soudain: "Une seconde verte, hein?" M. Sauvage y
consentit: "A votre disposition." Et ils penetrerent chez un autre
marchand de vins.
Ils etaient fort etourdis en sortant, troubles comme des gens a
jeun dont le ventre est plein d'alcool. Il faisait doux. Une brise
caressante leur chatouillait le visage.
M. Sauvage, que l'air tiede achevait de griser, s'arreta: "Si on y
allait?"
--Ou ca?
--A la peche, donc.
--Mais ou?
--Mais a notre ile. Les avant-postes francais sont aupres de Colombes.
Je connais le colonel Dumoulin; on nous laissera passer facilement."
Morissot fremit de desir: "C'est dit. J'en suis." Et ils se separerent
pour prendre leurs instruments.
Une heure apres, ils marchaient cote a cote sur la grand'route. Puis
ils gagnerent la villa qu'occupait le colonel. Il sourit de leur
demande et consentit a leur fantaisie. Ils se remirent en marche,
munis d'un laisser-passer.
Bientot ils franchirent les avant-postes, traverserent Colombes
abandonne, et se trouverent au bord des petits champs de vigne qui
descendent vers la Seine. Il etait environ onze heures.
En face, le village d'Argenteuil semblait mort. Les hauteurs
d'Orgemont et de Sannois dominaient tout le pays. La grande plaine qui
va jusqu'a Nanterre etait vide, toute vide, avec ses cerisiers nus et
ses terres grises.
M. Sauvage, montrant du doigt les sommets, murmura: "Les Prussiens
sont la haut!" Et une inquietude paralysait les deux amis devant ce
pays desert.
"Les Prussiens!" Ils n'en avaient jamais apercu, mais ils les
sentaient la depuis des mois, autour de Paris, ruinant la France,
pillant, massacrant, affamant, invisibles et tout-puissants. Et une
sorte de terreur superstitieuse s'ajoutait a la haine qu'ils avaient
pour ce peuple inconnu et victorieux.
Morissot balbutia: "Hein! si nous allions en rencontrer?"
M. Sauvage repondit, avec cette gouaillerie parisienne reparaissant
malgre tout:
"Nous leur offririons une friture."
Mais ils hesitaient a s'aventurer dans la campagne, intimides par le
silence de tout l'horizon.
A la fin, M. Sauvage se decida: "Allons, en route! mais avec
precaution." Et ils descendirent dans un champ de vigne, courbes en
deux, rampant, profitant des buissons pour se couvrir, l'oeil inquiet,
l'oreille tendue.
Une bande de terre nue restait a traverser pour gagner le bord du
fleuve
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