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qu'elle se promettait.
Sans doute ce moyen de suggestion n'etait pas infaillible, et son
imagination inconsciente ne lui obeissait ni assez fidelement, ni
assez regulierement pour avoir la certitude, en fermant les yeux,
que les pensees de sa nuit continueraient celles de sa journee, ou
celles qu'elle suivait quand le sommeil la prenait, mais enfin
cette continuation s'enchainait quelquefois, et alors ces bonnes
nuits lui apportaient un soulagement moral aussi bien que physique
qui la relevait.
Ce soir-la quand elle s'endormit dans sa hutte close, la derniere
image qui passa devant ses yeux a demi noyes par le sommeil, aussi
bien que la derniere idee qui flotta dans sa pensee engourdie,
continuerent son voyage d'exploration aux abords de son ile.
Cependant ce ne fut pas precisement de ce voyage qu'elle reva,
mais plutot de festins: dans une cuisine haute et grande comme une
cathedrale, une armee de petits marmitons blancs, de tournure
diabolique, s'empressait autour de tables immenses et d'un brasier
infernal: les uns cassaient des oeufs que d'autres battaient et
qui montaient, montaient en mousse neigeuse; et de tous ces oeufs,
ceux-ci gros comme des melons, ceux-la a peine gros comme des
pois, ils confectionnaient des plats extraordinaires, si bien
qu'ils semblaient avoir pour but d'arranger ces oeufs de toutes
les manieres connues, sans en oublier une seule: a la coque, au
fromage, au beurre noir, aux tomates, brouilles, poches, a la
creme, au gratin, en omelettes variees, au jambon, au lard, aux
pommes de terre, aux rognons, aux confitures, au rhum qui flambait
avec des lueurs d'eclairs; et a cote de ceux-la d'autres plus
importants, et qui incontestablement etaient des chefs,
melangeaient d'autres oeufs a des pates pour en faire des
patisseries, des souffles, des pieces montees. Et chaque fois
qu'elle se reveillait a moitie, elle se secouait pour chasser ce
reve bete, mais toujours il reprenait et les marmitons qui ne la
lachaient point continuaient leur travail fantastique, si bien que
quand le sifflet de l'usine la reveilla, elle en etait encore a
suivre la preparation d'une creme au chocolat dont elle retrouva
le gout et le parfum sur ses levres.
Et alors, quand la lucidite commenca a se faire dans son esprit
qui s'ouvrait, elle comprit que ce qui l'avait frappee dans son
voyage, ce n'etait ni le charme, ni la beaute, ni la tranquillite
de son ile, mais tout simplement les oeufs de sarcelle qui avaient
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