xante-six ans.
Les affaires marchaient bien. J'etais heureux, tres heureux.
Voila qu'un jour, vers trois heures, en faisant des courses, je passai
par la rue Saint-Ferreol et je vis sortir soudain d'une porte une femme
dont la tournure ressemblait si fort a celle de la mienne que je me
serais dit: "C'est elle!" si je ne l'avais laissee, un peu souffrante,
a la boutique une heure plus tot. Elle marchait devant moi, d'un pas
rapide, sans se retourner. Et je me mis a la suivre presque malgre moi,
surpris, inquiet.
Je me disais: "Ce n'est pas elle. Non. C'est impossible, puisqu'elle
avait la migraine. Et puis qu'aurait-elle ete faire dans cette maison?"
Je voulus cependant en avoir le coeur net, et je me hatai pour la
rejoindre. M'a-t-elle senti ou devine ou reconnu a mon pas, je n'en sais
rien, mais elle se retourna brusquement. C'etait elle! En me voyant elle
rougit beaucoup et s'arreta, puis, souriant:
--Tiens, te voila?
J'avais le coeur serre.
--Oui. Tu es donc sortie? Et ta migraine?
--Ca allait mieux, j'ai ete faire une course.
--Ou donc?
--Chez Lacaussade, rue Cassinelli, pour une commande de crayons.
Elle me regardait bien en face. Elle n'etait plus rouge, mais plutot
un peu pale. Ses yeux clairs et limpides,--ah! les yeux des
femmes!--semblaient pleins de verite, mais je sentis vaguement,
douloureusement, qu'ils etaient pleins de mensonge. Je restais devant
elle plus confus, plus embarrasse, plus saisi qu'elle-meme, sans oser
rien soupconner, mais sur qu'elle mentait. Pourquoi? je n'en savais
rien.
Je dis seulement:
--Tu as bien fait de sortir si ta migraine va mieux.
--Oui, beaucoup mieux.
--Tu rentres?
--Mais oui.
Je la quittai, et m'en allai seul, par les rues. Que se passait-il?
J'avais eu, en face d'elle, l'intuition de sa faussete. Maintenant
je n'y pouvais croire; et quand je rentrai pour diner, je m'accusais
d'avoir suspecte, meme une seconde, sa sincerite.
As-tu ete jaloux, toi? oui ou non, qu'importe! La premiere goutte de
jalousie etait tombee sur mon coeur. Ce sont des gouttes de feu. Je ne
formulais rien, je ne croyais rien. Je savais seulement qu'elle avait
menti. Songe que tous les soirs, quand nous restions en tete a tete,
apres le depart des clients et des commis, soit qu'on allat flaner
jusqu'au port, quand il faisait beau, soit qu'on demeurat a bavarder
dans mon bureau, s'il faisait mauvais, je laissais s'ouvrir mon coeur
devant elle avec un abandon sans
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