--Silence, pour Dieu, silence! lui dit Jackson a voix basse en lui
serrant la main a l'ecraser.
--Aie! s'ecria Natasha.
--Natalia Dmitrievna s'est fait mal? demanda le feltyegre, qui
approchait.
--Non..., oui..., je me suis cogne la main; ce ne sera rien."
Et Natasha s'eloigna etonnee et pensive, pendant que Romane prenait
sa place en face de ses amis et gardait le silence, de peur que le
feltyegre n'entendit quelques mots de la conversation. Le general et Mme
Dabrovine interrogeaient Romane du regard; profitant des cahots de la
voiture, il reussit a expliquer en quelques mots la cause de sa paleur
et de son trouble. Le general fut inquiet de la memoire extraordinaire
de cette femme; d'autres pouvaient egalement reconnaitre Romane, et il
resolut de ne plus coucher et de voyager jour et nuit jusqu'au dela de
la frontiere russe.
Quand on s'arreta pour dejeuner, le general alla se promener sur la
grande route avec sa niece et Romane, pendant que les quatre garcons et
Natasha allaient en avant et jouaient a toutes sortes de jeux. Romane
put enfin leur raconter en detail ce qui lui etait arrive a la premiere
couchee, et le general leur fit part de sa resolution de voyager jour
et nuit, et de s'arreter le moins possible. Mme Dabrovine devait se
plaindre tout haut devant le feltyegre de la fatigue de la derniere
nuit. Romane ferait des representations sur les inconvenients bien plus
grands d'un voyage trop precipite; le general trancherait la question en
disant que la sante de sa niece passait avant tout, et, pour mettre
le feltyegre dans ses interets, il lui dirait que, vu la fatigue plus
grande qu'il aurait a supporter, il lui payerait les nuits comme doubles
journees.
Tout se passa le mieux du monde; la discussion commenca a dejeuner; le
general fit semblant de se facher; Romane dit qu'il n'avait qu'a obeir;
le feltyegre fut content de ce nouvel arrangement qui rendait ses
nuits plus profitables que ses journees. Natasha et les enfants furent
enchantes de voyager de nuit; les Derigny partagerent leur satisfaction,
parce qu'ils arriveraient plus tot au bout de leur voyage et parce que
le general avait trouve moyen d'expliquer a Derigny pourquoi il se
pressait tant. Au relais du soir, on dina, chacun s'arrangea pour passer
la nuit le plus commodement possible. Romane etait monte dans la berline
de ses eleves, cedant sa place a Mme Derigny. On fit aux femmes et aux
enfants une distribution d'oreillers. Natasha
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