uis, ajouta-t-il en riant, moi-meme je ne serai
pas fache de manger un morceau et de me degourdir les jambes. Ouvrez,
feltyegre."
La portiere s'ouvrit. Natasha sauta a terre; puis elle et Romane
aiderent le general a descendre posement et, apres lui, Mme Dabrovine,
que Natasha avait embrassee et mise au courant. La seconde berline,
de laquelle sortaient des voix confuses entremelees de rires, se vida
egalement de son contenu.
Natasha les interrogea sur leur nuit; ils raconterent leur bataille
d'oreillers, dirent bonjour a leur mere, a leur oncle et a Mme Derigny,
et firent une invasion bruyante dans l'auberge, deja prete a les
recevoir. Mme Derigny, en causant avec son mari, dont elle avait ete
preoccupee toute la nuit, apprit avec chagrin qu'il avait souffert du
froid a la fin de la nuit, malgre chales et manteaux. Derigny plaisanta
de ces inquietudes et assura que devant Sebastopol il avait bien
autrement souffert du froid. Mme Derigny, avant de se rendre pres de Mme
Dabrovine et de Natasha pour aider a leur toilette, trouva moyen de dire
a l'oreille du general que Derigny avait eu froid la nuit, mais qu'il ne
voulait pas en parler.
"Merci, ma bonne madame Derigny, dit le general; soyez tranquille pour
la nuit qui vient: il n'aura pas froid; envoyez-moi le feltyegre."
Le feltyegre ne tarda pas a arriver.
"Courez dans la ville, feltyegre, et achetez-moi un bon manteau de drap
gris, bien chaud et bien grand. Payez ce que vous voudrez, le prix n'y
fait rien."
Au bout d'une demi-heure, le feltyegre revenait avec un manteau de
drap gris, double de renard blanc et de taille a envelopper le general
lui-meme.
"Combien? dit le general.
--Cinq cents roubles, repondit avec hesitation le feltyegre, qui
l'avait, eu pour trois cents.
--D'ou vient-il?
--D'un juif, qui l'a achete il y a trois ans, a un Polonais envoye en
Siberie.
--Tenez, voila six cents roubles; payez et gardez le reste."
Il y avait trois quarts d'heure que chacun procedait a sa toilette et
prenait un peu d'exercice, lorsque le feltyegre et Derigny apporterent
dans le salon, ou se tenait le general, du the, du cafe, du pain, des
kalaches, du beurre et une jatte de creme.
On attendit que le general et Mme Dabrovine fussent a table pour prendre
chacun sa place et sa tasse. La consommation fut effrayante; la nuit
avait si bien aiguise les appetits, que Derigny ne pouvait suffire au
renouvellement des assiettes et des tasses vides, et qu'i
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