de vivre plus que
lui. N'importe! voici plusieurs de mes amis qui s'en vont cette annee,
et on a beau se dire qu'on est plus jeune et plus robuste, on ne
peut pas s'empecher d'avoir peur quand on voit partir ainsi ses
contemporains.
--Ainsi, lui dis-je, voila tous les regrets que vous lui accordez, a ce
pauvre Larrieux, qui vous a adoree pendant soixante ans, qui n'a cesse
de se plaindre de vos rigueurs, et qui ne s'en est jamais rebute?
C'etait le modele des amants, celui-la! On ne fait plus de pareils
hommes!
--Laissez donc, dit la marquise avec un sourire froid, cet homme avait
la manie de se lamenter et de se dire malheureux. Il ne l'etait pas du
tout, chacun le sait."
Voyant ma marquise en train de babiller, je la pressai de questions sur
ce vicomte de Larrieux et sur elle-meme; et voici la singuliere reponse
que j'en obtins.
"Mon cher enfant, je vois bien que vous me regardez comme une personne
d'un caractere tres-maussade et tres-inegal. Il se peut que cela soit.
Jugez-en vous-meme: je vais vous dire toute mon histoire, et vous
confesser des travers que je n'ai jamais devoiles a personne. Vous
qui etes d'une epoque sans prejuges, vous me trouverez moins coupable
peut-etre que je ne me le semble a moi-meme; mais, quelle que soit
l'opinion que vous prendrez de moi, je ne mourrai pas sans m'etre fait
connaitre a quelqu'un. Peut-etre me donnerez-vous quelque marque de
compassion qui adoucira la tristesse de mes souvenirs.
Je fus elevee a Saint-Cyr. L'education brillante qu'on y recevait
produisait effectivement fort peu de chose. J'en sortis a seize ans pour
epouser le marquis de R..., qui en avait cinquante, et je n'osai pas
m'en plaindre, car tout le monde me felicitait sur ce beau mariage, et
toutes les filles sans fortune enviaient mon sort.
J'ai toujours eu peu d'esprit; dans ce temps-la j'etais tout a fait
bete. Cette education claustrale avait acheve d'engourdir mes facultes
deja tres-lentes. Je sortis du couvent avec une de ces niaises
innocences dont on a bien tort de nous faire un merite, et qui nuisent
souvent au bonheur de toute notre vie.
En effet, l'experience que j'acquis en six mois de mariage trouva
un esprit si etroit pour la recevoir, qu'elle ne me servit de rien.
J'appris, non pas a connaitre la vie, mais a douter de moi-meme.
J'entrai dans le monde avec des idees tout a fait fausses et des
preventions dont toute ma vie n'a pu detruire l'effet.
A seize ans et demi j'etais veuve
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