donner le change sur mes veritables sentiments. J'etais
desormais plus genee; forcee comme je l'etais de m'observer
attentivement, mon plaisir etait moins vif et moins profond. Mais de
cette situation il en naquit une autre qui etablit une compensation
rapide. Lelio me voyait, il m'observait; ma beaute l'avait frappe, ma
sensibilite le flattait. Ses regards avaient peine a se detacher de moi.
Quelquefois il en eut des distractions qui mecontenterent le public.
Bientot il me fut impossible de m'y tromper; il m'aimait a en perdre la
tete.
Ma loge ayant semble faire envie a la princesse de Vaudemont, je la lui
avais cedee pour en prendre une plus petite, plus enfoncee et mieux
situee. J'etais tout a fait sur la rampe, je ne perdais pas un regard
de Lelio, et les siens pouvaient m'y chercher sans me compromettre.
D'ailleurs, je n'avais meme plus besoin de ce moyen pour correspondre
avec toutes ses sensations: dans le son de sa voix, dans les soupirs de
son sein, dans l'accent qu'il donnait a certains vers, a certains mots,
je comprenais qu'il s'adressait a moi. J'etais la plus fiere et la plus
heureuse des femmes; car a ces heures-la ce n'etait pas du comedien,
c'etait du heros que j'etais aimee.
Eh bien! apres deux annees d'un amour que j'avais nourri inconnu et
solitaire au fond de mon ame, trois hivers s'ecoulerent encore sur cet
amour desormais partage sans que jamais mon regard donnat a Lelio le
droit d'esperer autre chose que ces rapports intimes et mysterieux. J'ai
su depuis que Lelio m'avait souvent suivie dans les promenades; je ne
daignai pas l'apercevoir ni le distinguer dans la foule, tant j'etais
peu avertie par le desir de le distinguer hors du theatre. Ces cinq
annees sont les seules que j'aie vecu sur quatre-vingts.
Un jour enfin je lus dans le Mercure de France le nom d'un nouvel acteur
engage a la Comedie-Francaise, a la place de Lelio, qui partait pour
l'etranger. Cette nouvelle fut un coup mortel pour moi; je ne concevais
point comment je pourrais vivre desormais sans cette emotion, sans cette
existence de passion et d'orage. Cela fit faire a mon amour un progres
immense et faillit me perdre.
Desormais je ne me combattis plus pour etouffer des sa naissance toute
pensee contraire a la dignite de mon rang. Je ne m'applaudis plus de
ce qu'etait reellement Lelio. Je souffris, je murmurai en secret de
ce qu'il n'etait point ce qu'il paraissait etre sur les planches, et
j'allai jusqu'a le souhaiter bea
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