et quand je voulais essayer d'eclairer
la justice de quelques observations sagaces, une certaine facon
insolente de me dire: "Ne faites pas de phrases," d'autant plus
blessante a entendre, a mon age, avec ma reputation de beau diseur, que
nous n'etions pas seuls dans son cabinet. Un greffier assis pres de
moi ecrivait ma deposition, et derriere, j'entendais le bruit de gros
feuillets qu'on retournait. Le juge m'adressa toutes sortes de questions
sur le Nabab, l'epoque a laquelle il avait fait ses versements,
l'endroit ou nous tenions nos livres, et tout a coup, s'adressant a la
personne que je ne voyais pas:
"Montrez-nous le livre de caisse, monsieur l'expert."
Un petit homme en cravate blanche apporta le grand registre sur la
table. C'etait M. Joyeuse, l'ancien caissier d'Hemerlingue et fils. Mais
je n'eus pas le temps de lui presenter mon hommage.
"Qui a fait ca? me demanda le juge en ouvrant le grand-livre a l'endroit
d'une page arrachee... Ne mentez pas, voyons."
Je ne mentais pas, je n'en savais rien, ne m'occupant jamais des
ecritures. Pourtant je crus devoir signaler M. de Gery, le secretaire du
Nabab, qui venait souvent le soir dans nos bureaux et s'enfermait tout
seul pendant des heures a la comptabilite. La-dessus, le petit pere
Joyeuse s'est fache tout rouge:
"On vous dit la une absurdite, monsieur le juge d'instruction... M.
de Gery est le jeune homme dont je vous ai parle... Il venait a la
_Territoriale_ en simple surveillant et portait trop d'interet a ce
pauvre M. Jansoulet pour faire disparaitre les recus de ses versements,
la preuve de son aveugle, mais parfaite honnetete... Du reste, M. de
Gery, longtemps retenu a Tunis, est en route pour revenir, et pourra
fournir, avant peu, toutes les explications necessaires."
Je sentis que mon zele allait me compromettre.
"Prenez garde, Passajon, me dit le juge tres severement... Vous n'etes
ici que comme temoin; mais si vous essayez d'egarer l'instruction, vous
pourriez bien y revenir en prevenu... (Il avait vraiment l'air de le
desirer, ce monstre d'homme!...) Allons, cherchez, qui a dechire cette
page?"
Alors, je me rappelai fort a propos que, quelques jours avant de quitter
Paris, notre gouverneur m'avait fait apporter les livres a son domicile,
ou ils etaient restes jusqu'au lendemain. Le greffier prit note de ma
declaration, apres quoi le juge me congedia d'un signe, en m'avertissant
d'avoir a me tenir a sa disposition. Puis, sur la porte,
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