erence: les manoeuvres de M. Legrain
touchent dix sous par jour. Meme pour ces pauvres diables, il y a un
"fait nouveau" dans le monde.
Derriere la foret de l'hypostyle regne encore le chaos. Ou se
deployait jadis, entre deux rangees de statues colossales, la
majeste de la Grande Avenue, un chemin etroit se faufile a present,
entre des blocs postes pour arreter, a droite et a gauche,
l'incessante invasion des decombres. Du peuple de granit qui
remplissait les cours, quelques rares survivants mutiles, corps sans
tete, bustes sans bras, continuent dans le silence et l'effrayante
desolation des ruines leur faction seculaire. Par des blessures
beantes, les moellons des pylones eventres s'ecroulent dans les
cours. Nous heurtons du pied, dans le pele-mele des debris, de
charmants visages de souriantes princesses ou des torses de dieux
tailles a la mesure de leurs temples.
M. Legrain se prodigue pour nous. Pendant qu'il parle, en nous
guidant a travers les eboulis, tout le plan de la ville sacree se
debrouille a nos yeux. L'aimable homme nous raconte, avec une verve
petillante, ses bonnes fortunes et ses deboires. Il a retrouve la
redoutable deesse Hathor. Il va nous montrer une fresque eclatante
de fraicheur decouverte par hasard dans l'epaisseur d'un mur. Un
Pharaon y trone environne de dieux. Le successeur, probablement,
voulut detourner vers sa personne les hommages que cet honneur
attirait au souverain destitue ou defunt. On mura, sur son ordre, le
tableau seditieux. Benits soient cet _in pace_ et ce roi lunatique!
Les figures, toutes intactes, semblent etre peintes de la veille. On
peut enfin se representer la decoration interieure et la couleur de
Karnak ...
M. Legrain s'arrete soudain de parler. Il voit bien que nous ne
l'ecoutons plus. "Le charme agit" nous dit-il en souriant. Charme
etrange, amalgame bizarre de sensations inconnues et de sentiments
contradictoires. C'est d'abord l'ahurissement de Gulliver tombe dans
sa peuplade de geants. Nos yeux d'Occidentaux se trouvent depayses.
Jamais nous ne nous habituerons a cette "colossalite" monotone. On
se sent l'ame ecrasee par une grandeur qui echappe a ses prises.
Puis on goute malgre tout le plaisir un peu "snob" d'errer, sous un
ciel eclatant, parmi les reliques d'un des plus prestigieux
monuments du vieux monde. Puis la majeste de l'ensemble force
l'admiration. En aucun lieu de la terre, les masses de pierres
assemblees par l'orgueil ou le genie de l'homme n
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