bleue. Dans l'hypostyle, parmi les ombres immenses, les
gardiens de nuit glissent comme des fantomes-nains. Entre les
colonnes blanches, dans les avenues maintenant pleines de tenebres,
les rayons de la lune sement des feux follets. Un moment, l'envie
nous prend de nous perdre dans les ruines, puis de nous laisser
enfermer jusqu'au matin. Mais nos aniers, sous l'acacia dont
l'ombre, devant la maison du directeur des fouilles, etend un cercle
noir, nous appellent a grands cris. On entend souffler les chevaux
d'une ronde de police. Deja minuit?... Le trot de nos baudets
eveille le village arabe. Sur les plates-formes des maisons, des
chiens hurlent en choeur. Le vent du soir gemit dans les palmiers;
des chansons de rameurs se repondent sur le Nil. Nous rentrons a
l'hotel par des ruelles qui serpentent entre des jardins, dans le
doux parfum des mimosas.
Je ne sais comment m'acquitter envers M. Georges Legrain. Si je
parle encore de lui, il m'en voudra. Je ne peux pourtant pas dire,
pour lui etre agreable, que c'est le Grand Turc qui a deterre et
reconstitue plus de dix mille statues a Karnak! Non, ce n'est pas le
Grand Turc, ni le Khedive. C'est un ancien eleve de l'ecole des
Beaux-Arts de Paris, exuberant, spirituel, et qu'on prendrait, sur
sa mine, pour un artiste ou un officier en bourgeois: cela depend
des moments. Il aime les ruines de Karnak comme la prunelle de ses
yeux. Il ne les quitte pas de toute l'annee. Il a plante sa tente,
qui est une petite maison blanche, sur le seuil du Grand Temple. Sa
famille, c'est-a-dire Mme Legrain et deux enfants, y passe l'hiver
avec lui. Mais l'ete, la place n'est plus tenable. Quarante-cinq
degres, jamais de pluie, et plus un souffle de vent, sauf les
souffles brulants qui accourent du desert. Mme Legrain et les
enfants emigrent alors au Caire, parfois en France. Et M. Legrain ne
bouge plus de sa maison. Karnak est change en fournaise. Tous les
touristes ont deserte Louqsor. On ne voit plus une ame dans les
ruines. C'est le moment pour M. Legrain d'ecrire ses livres. Il en a
deja ecrit pas mal, et qui comptent. On peut dire qu'il a sue
dessus!... Les plus belles des statues decouvertes: mille en pierre
et cent septante en bronze, trouveraient acheteurs a mille francs
celles-ci--mille francs piece, bien entendu--et dix mille francs
celles-la. Faites le compte. Toutes les trouvailles etant la
propriete du gouvernement egyptien, qui alloue un credit annuel de
dix mille francs au
|