en garde contre sa sensibilite. Il faut calculer les effets des
changements qu'on prepare; car tout s'enchaine dans l'etat social. Des
esclaves accoutumes au poids de leurs fers, confondent les egarements
de la licence avec les jouissances paisibles de la liberte. En rompant
tout d'un coup leurs chaines, on feroit leur malheur, et cette race
infortunee disparoitroit de dessus la terre qu'elle cultive. La
paresse et la volupte, voila presque toujours l'existence des
affranchis. Leur liberte n'est souvent que le prix de leurs debauches.
Les crimes que les besoins entrainent achevent de les depraver.
L'esclave ne connoit que ce genre d'affranchi; et c'est avec cette
classe avilie qu'il se confondroit. Il n'y auroit plus alors de surete
dans nos colonies, et leurs richesses seroient bientot aneanties. Ce
n'est pas la conservation de ces richesses qui m'arrete. L'opulence
des nations et la fortune des particuliers n'excusent point leurs
crimes. Je souillerois ma plume et je trahirois mon coeur, si je
voulois justifier ainsi les outrages faits a la liberte: mais je le
repete, c'est une consideration plus puissante qui m'occupe: c'est le
sort des esclaves qu'il ne faut pas exposer. Leur existence et leur
bonheur tiennent aujourd'hui a nos proprietes.
Preparons la liberte qu'on doit leur donner un jour. Assurons-leur les
moyens de l'obtenir par des travaux dont les produits leur
appartiennent. L'homme n'est soumis aux loix sociales que pour
conserver ses proprietes: il faut donc en donner a l'esclave qu'on
veut affranchir.
Cette marche est celle de la nature. Lorsque les esclaves n'ont pas
ete affranchis par la victoire, ou, lorsqu'ils sont restes attaches au
joug du vainqueur, ils ont ete _serfs de glebe_ avant de devenir
libres; tels etoient les esclaves chez les Germains, au rapport de
Tacite[16].
Frappe de cette idee, il y a bientot douze ans que je proposai a
l'administration de diriger, d'apres ce systeme, les nouveaux
etablissements dont on s'occupoit pour la Guyanne Francoise. C'est
dans cette vue que j'y avois demande et obtenu une concession[17]. Les
circonstances et la guerre ont detruit ces projets: mais rien ne peut
arracher de mon coeur le sentiment qui les dictoit. Je desirois que
cette colonie servit de modele pour l'affranchissement successif des
esclaves. J'esperois que cette terre funeste, qui a coute tant de
tresors et tant de sang, jouiroit enfin de quelque liberte. J'avois
trace la marche successive
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