t honneur, se disait-il en
voyant nager les yeux de Zustiniani dans une atmosphere d'enivrement
voluptueux. Mon tour viendra plus tard." En attendant, comme le jeune
Barberigo n'etait pas trop habitue a contempler les etoiles dans une
promenade avec des femmes, il se demanda de quel droit ce petit drole
d'Anzoleto accaparait la blonde Clorinda, et, se rapprochant d'elle, il
essaya de faire comprendre au jeune tenor que son role serait plutot de
prendre la rame que de courtiser la donzelle. Anzoleto n'etait pas assez
bien eleve, malgre sa penetration merveilleuse, pour comprendre au
premier mot. D'ailleurs il etait d'un orgueil voisin de l'insolence avec
les patriciens. Il les detestait cordialement, et sa souplesse avec eux
n'etait qu'une fourberie pleine de mepris interieur. Barberigo, voyant
qu'il se faisait un plaisir de le contrarier, s'avisa d'une vengeance
cruelle.
"Parbleu, dit-il bien haut a la Clorinda, voyez donc le succes de votre
amie Consuelo! Ou s'arretera-t-elle aujourd'hui? Non contente de faire
fureur dans toute la ville par la beaute de son chant, la voila qui fait
tourner la tete a notre pauvre comte, par le feu de ses oeillades. Il en
deviendra fou, s'il ne l'est deja, et voila les affaires de madame
Corilla tout a fait gatees.
--Oh! il n'y a rien a craindre! repliqua la Clorinda d'un air sournois.
Consuelo est eprise d'Anzoleto, que voici; elle est sa fiancee, ils
brulent l'un pour l'autre depuis je ne sais combien d'annees.
--Je ne sais combien d'annees d'amour peuvent etre oubliees en un clin
d'oeil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se melent
de decocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belle
Clorinda?"
Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents se
glissaient deja dans son coeur. Jusque la il n'avait eu ni soupcon ni
souci de rien de pareil: il s'etait livre en aveugle a la joie de voir
triompher son amie; et c'etait autant pour donner a son transport une
contenance, que pour gouter un raffinement de vanite, qu'il s'amusait
depuis deux heures a railler la victime de cette journee enivrante.
Apres quelques quolibets echanges avec Barberigo, il feignit de prendre
interet a la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieu
de la barque avec les autres promeneurs; et, s'eloignant peu a peu d'une
place qu'il n'avait plus envie de disputer, il se glissa dans l'ombre
jusqu'a la proue. Des le premier essai qu'il fit pour rompre l
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