avait en sa presence use de tant de mesquins subterfuges
pour tirer d'eux quelques sequins de plus, que Mattea pouvait bien
craindre, avec quelque apparence de raison, d'etre engagee dans une
intrigue semblable.
Ne consultant donc que sa fierte, et cedant a un irresistible mouvement
d'indignation genereuse, elle se flatta de faire comprendre la verite au
marchand turc. S'armant de toute la resolution de son caractere dans
un moment ou elle etait seule avec lui, elle entr'ouvrit son voile,
se pencha sur la table qui les separait, et lui dit, en articulant
nettement chaque syllabe et en simplifiant sa phrase autant que possible
pour etre entendue de lui: "Mon pere vous trompe, je ne veux pas vous
epouser."
Abul, surpris, un peu ebloui peut-etre de l'eclat de ses yeux et de ses
joues, ne sachant que penser, crut d'abord a une declaration d'amour, et
repondit en turc: "Moi aussi je vous aime, si vous le desirez."
Mattea, ne sachant ce qu'il repondait, repeta sa premiere phrase plus
lentement, en ajoutant: "Me comprenez-vous?"
Abul, remarquant alors sur son visage une expression plus calme et une
fierte plus assuree, changea d'avis et repondit a tout hasard: "Comme
il vous plaira _madamigella_." Enfin, Mattea ayant repete une troisieme
fois son avertissement en essayant de changer et d'ajouter quelques
mots, il crut comprendre, a la severite de son visage, qu'elle etait
en colere contre lui. Alors, cherchant en lui-meme en quoi il avait pu
l'offenser, il se souvint qu'il ne lui avait fait aucun present; et
s'imaginant qu'a Venise, comme dans plusieurs des contrees qu'il avait
parcourues, c'etait un devoir de politesse indispensable envers la fille
de son associe, il reflechit un instant au don qu'il pouvait lui faire
sur-le-champ pour reparer son oubli. Il ne trouva rien de mieux
qu'une boite de cristal pleine de gomme de lentisque qu'il portait
habituellement sur lui, et dont il machait une pastille de temps en
temps, suivant l'usage de son pays. Il tira ce don de sa poche et le
mit dans la main de Mattea. Mais comme elle le repoussait, il craignit
d'avoir manque de grace, et se souvenant d'avoir vu les Venitiens baiser
la main aux femmes qu'ils abordaient, il baisa celle de Mattea; et,
voulant ajouter quelque parole agreable, il mit sa propre main sur sa
poitrine en disant en italien d'un air grave et solennel: "_Votre ami_."
Cette parole simple, ce geste franc et affectueux, la figure noble et
belle d'Abul fire
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