allez me rendre triste.
ALDO.
J'essaierai de ne pas l'etre; mais, quand vous avez besoin de
distraction et de gaiete, pourquoi me faites-vous appeler? Ce n'est pas
ma societe qui vous convient dans ces moments-la. Votre nain Tickle a
plus d'esprit et de bons mots que moi.
LA REINE.
Mais il est mechant et laid. J'aime la gaiete, mais c'est un banquet ou
je ne voudrais m'asseoir qu'avec des convives dignes de moi. Pourquoi
meprisez-vous le rire? Vous croyez-vous trop celeste pour vous amuser
comme les autres hommes?
ALDO.
Je me sens trop faible pour professer le caractere jovial. Quand je
semble gai, je suis navre ou malade; le bonheur est serieux, la douleur
est silencieuse. Je ne suis capable que de joie ou de tristesse. La
gaiete est un etat intermediaire dont je n'ai pas la faculte, j'y arrive
par une excitation factice. Si vous m'ordonnez de rire, commandez le
souper, faites danser sir John Tickle sur la table; en voyant ses
grimaces, en buvant du vin d'Espagne, il pourra m'arriver de tomber en
convulsion. Mais ici, pres de vous, de quoi puis-je me divertir? Je vous
regarde et vous trouve belle; je suis recueilli. Vous me regardez avec
bonte, je suis heureux; vous me raillez, et je suis triste.
LA REINE.
Mais quoi? n'y a-t-il au monde que vous et moi? peut-on toujours vivre
replie sur soi-meme? L'amour est-il la seule passion digne de vous?
ALDO.
C'est, du moins, la seule passion dont je sois capable.
LA REINE, _impatientee_
Alors vous etes un pauvre sire; moi, je ne peux pas toujours parler
d'Apollo et de Cupido. J'ai d'autres sujets de joie ou de tristesse que
le nuage qui passe dans le ciel ou sur le front de mon amant; j'ai de
grands interets dans la vie: je suis reine, je fais la guerre; je fais
des lois, je recompense la valeur, je punis le crime; j'inspire la
crainte, le respect, l'amour, la haine peut-etre; tout cela m'occupe; je
vais d'une chose a une autre, je parcours tous les tons de cette belle
musique dont aucune note ne reste silencieuse sous mon archet; mais
votre lyre n'a qu'une corde et ne rend qu'un son. Vous etes beau et
monotone comme la lune a minuit, mon pauvre poete.
ALDO.
La lune est melancolique. Il vous est bien facile de fermer les fenetres
et d'allumer les flambeaux quand sa lueur blafarde vous importune.
Pourquoi allez-vous rever dans les bosquets la nuit! Restez au bal; la
brume et le froid rayon des etoiles n'iront pas vous attrister dans vo
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