me, et le reste est un
songe. Fixez sur moi ces yeux charmants, pensez a ce que peut l'amour,
puisque je souffre, que j'ai tout lieu de craindre, et que je ressens
une inexprimable jouissance a vous ecrire cette folle lettre qui
m'attirera peut-etre votre colere; mais pensez aussi, mademoiselle,
qu'il y a un peu de votre faute dans cette folie. Pourquoi m'avez-vous
laisse ce bouquet? Mettez-vous un instant, s'il se peut, a ma place;
j'ose croire que vous m'aimez, et j'ose vous demander de me le dire.
Pardonnez-moi, je vous en conjure. Je donnerais mon sang pour etre
certain de ne pas vous offenser, et pour vous voir ecouter mon amour
avec ce sourire d'ange qui n'appartient qu'a vous. Quoi que vous
fassiez, votre image m'est restee; vous ne l'effacerez qu'en m'arrachant
le coeur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que ce
bouquet gardera un reste de parfum, tant qu'un mot voudra dire qu'on,
aime, je conserverai quelque esperance."
Apres avoir cachete sa lettre, Croisilles s'en alla devant l'hotel
Godeau, et se promena de long en large dans la rue, jusqu'a ce qu'il vit
sortir un domestique. Le hasard, qui sert toujours les amoureux en
cachette, quand il le peut sans se compromettre, voulut que la femme de
chambre de mademoiselle Julie eut resolu ce jour-la de faire emplette
d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de modes, lorsque
Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans la main, et la pria de se
charger de sa lettre. Le marche fut bientot conclu; la servante prit
l'argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commission par
reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint a sa maison et s'assit
devant sa porte, attendant la reponse.
Avant de parler de cette reponse, il faut dire un mot de mademoiselle
Godeau. Elle n'etait pas tout a fait exempte de la vanite de son pere,
mais son bon naturel y remediait. Elle etait, dans la force du terme, ce
qu'on nomme un enfant gate. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais
on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journees a sa
toilette, et les soirees sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la
conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle etait
prodigieusement coquette, et son propre visage etait a coup sur ce
qu'elle avait le plus considere en ce monde. Un pli a sa collerette, une
tache d'encre a son doigt, l'auraient desolee; aussi, quand sa robe lui
plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur s
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