leuve enorme de pensees qui coule resserre entre le
coucher du soleil et l'aube, il lui semblait que, desormais debordant
cet etroit canal d'une nuit, le fleuve allait se repandre et l'emporter
lui-meme sur tout le champ de la vie. Delices de comprendre, de se
developper, de vibrer, de faire l'harmonie entre soi et le monde, de se
remplir d'images indefinies et profondes: beaux yeux qu'on voit au
dedans de soi pleins de passion, de science et d'ironie, et qui nous
grisent en se defendant, et qui de leur secret disent seulement: "Nous
sommes de la meme race que toi, ardents et decourages."
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Et ce ne sont pas la les pensees familieres, les cheres pensees
domestiques, de flanerie ou d'etude, que l'on protege, que l'on
rechauffe, qu'on voit grandir. A celles-la, le soir, comme a des
amoureuses nous parlons sur l'oreiller; nous leur ajoutons un argument
comme une fleur dans les cheveux: elles sont notre compagne et notre
coquetterie, et nous enlevons d'elles la moindre poussiere
d'imperfection. Bonheur paisible! mais dans leurs bras j'entends encore
le monde qui frappe aux vitres. Et puis, trop souvent cette angoisse
terrible: "Sont-elles bonnes? et leur beaute?" Un nuage passe: "D'autres
les ont possedees; demain elles me paraitront peut-etre froides, vides,
banales." Ah! cette secheresse! ces harassements de reprendre, a froid
et d'une ame retrecie, des theories qui hier m'echauffaient! Ah! presser
une imagination, systematiser, synthetiser, eliminer, affiner, comparer!
besogne d'ecoeurement! degout! d'ou l'on atteint la sterilite. Et devant
cet amas de reves gaches, le cerveau fourbu demeure toujours, affame
jusqu'au desespoir et ne trouvant plus rien, plus une rognure de systeme
a baratter.--Vraiment, je me soucie peu de connaitre ces angoisses.
Ce que j'aime et qui m'enthousiasme, c'est de creer. En cet instant je
suis une fonction. O bonheur! ivresse! je cree. Quoi? Peu importe; tout.
L'univers me penetre et se developpe et s'harmonise en moi. Pourquoi
m'inquieter que ces pensees soient vraies, justes, grandes? Leurs
epithetes varient selon les etres qui les considerent; et moi, je suis
tous les etres. Je frissonne de joie, et, comme la mere qui palpite d'un
monde, j'ignore ce qui nait en moi.
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Lourds soirs d'ete, quand sorti de la ville odieuse, pleine de buee, de
sueur et de gesticulations, j'allais seul dans la campagne et, couc
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