les arbres pour se mettre a l'abri des mouches et des
taons. De temps a autre, je rencontrais une vache paisible qui me
regardait avec ses grands yeux betes, et se cachait dans la haie. Je
m'habituai tres vite a cette societe muette, et continuai a cueillir mes
mures au milieu de tous ces bruits de la campagne; j'etais loin de
m'attendre a voir poindre un ours. Pourtant, tout en faisant ma
cueillette, mon cerveau travaillait et, par une etrange coincidence, je
forgeai dans ma tete le roman d'une ourse qui, ayant perdu son ourson,
aurait, pour le remplacer, pris dans la foret une toute petite fille,
et l'aurait emmenee tendrement dans une grotte pour l'elever au miel et
au lait. En grandissant, l'enfant mue par l'instinct hereditaire, se
serait echappee, et serait revenue un beau jour chez ses parents qu'elle
aurait guides jusqu'a la demeure de l'ourse. (Cette partie de mon
histoire demandait a etre approfondie, car je ne vois pas bien a quoi
l'enfant aurait pu reconnaitre son pere et dans quel langage elle se
serait fait comprendre de lui.)
Quoi qu'il en soit, le pere avait pris son fusil, et, suivant l'enfant
ingrate, etait entre dans la foret; il avait tue l'ourse qui ne se
serait meme pas defendue; la pauvre bete en mourant avait adresse un
regard de reproche a son meurtrier. La morale suivante s'imposait a mon
histoire:
"Soyez bons envers les animaux."
J'etais plonge dans ma reverie, lorsque par hasard, je levai les yeux et
vis devant moi a quelques metres de la clairiere... un ours! Debout sur
ses pattes de derriere, il faisait comme moi, il cueillait des mures:
d'une patte il tirait a lui les branches trop hautes, tandis que de
l'autre il les portait a sa bouche; mures ou vertes, peu lui importait,
il avalait tout sans distinction. Dire que je fus surpris, constituerait
une expression bien plate. Je vous avoue en tout cas bien sincerement
que l'envie de me trouver nez a nez avec un ours me passa
instantanement. Des que cet aimable gourmand s'apercut de ma presence,
il interrompit sa cueillette, et me considera avec une satisfaction
apparente. C'est tres joli d'imaginer ce qu'on ferait en face de tel ou
tel danger, mais en general, on agit tout differemment; c'est ce que je
fis. L'ours retomba lourdement sur ses quatre pattes, et vint a moi a
pas comptes. Grimper a un arbre ne m'eut servi a rien car l'ours etait
certainement plus adroit que moi a cet exercice. Me sauver? Il me
poursuivrait, et bien qu'un our
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