me, ce
marteau de plomb que le froid, la solitude et le decouragement nous
collent sur les os!
Le bonheur, dit-on, rend egoiste... Helas! ce bonheur reserve aux uns au
detriment des autres doit rendre tel, en effet. O mon Dieu! le bonheur
partage, celui qu'on trouverait en travaillant au bonheur de ses
semblables, rendrait l'homme aussi grand que sa destinee sur la terre,
aussi bon que vous-meme!
Je fuyais les heureux, craignant de ne trouver en eux que des egoistes,
et je venais chercher ici des malheureux intelligents. Il y en a
sans doute; mais mon indigence ou ma timidite m'ont empeche de les
rencontrer. J'ai trouve mes pareils abrutis ou depraves par le malheur.
L'effroi m'a saisi et je me suis retire seul pour ne pas voir le mal et
pour rever le bien; mais chercher seul, c'est affreux, c'est peut-etre
insense.
Je croyais acquerir ici tout au moins l'experience. Je connaitrai les
hommes, me disais-je, et les femmes aussi. Chez nous (en province), il
n'y a guere qu'un seul type a observer dans les deux sexes: le type de
la prudence, autrement dit de la poltronnerie. Dans la metropole du
monde je verrai, je pourrai etudier tous les types. J'oubliais que moi
aussi, provincial, je suis un poltron, et je n'ai ose aborder personne.
Je puis cependant me faire une idee de l'homme, en m'examinant, en
interrogeant mes instincts, mes facultes mes aspirations. Si je suis
classe dans un de ces types qui vegetent sans se fondre avec les autres,
du moins j'ai en moi des moyens de contact avec ceux de mon espece. Mais
la femme! ou en prendrai-je la notion psychologique? Qui me revelera cet
etre mysterieux qui se presente a l'homme comme maitre ou comme esclave,
toujours en lutte contre lui? Et je suis assez insense pour demander si
c'est un etre different de l'homme!...
CAHIER N
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