'est une trop grande folie dont je
ne me sens pas la force. Pour des coups pareils, mon pauvre ami,
il faut la jeunesse que je n'ai plus, ou l'aveuglement d'une
passion folle qui nous manque a l'un comme a l'autre. Il y a cinq
ans, aux beaux jours, un signe de toi m'aurait fait te suivre de
l'autre cote de la terre, car tu ne peux nier que je t'aie aime
passionnement. Je t'ai donne tout ce que j'avais; et lorsqu'il a
fallu m'arracher de toi j'ai souffert, comme jamais pour aucun
homme. Mais ca use, vois-tu, un amour pareil... Te sentir si beau,
si jeune, toujours trembler, tant de choses a defendre!...
Maintenant je n'en peux plus, tu m'as trop fait vivre, trop fait
souffrir, je suis a bout.
"Dans ces conditions, la perspective de ce grand voyage, de ce
demenagement d'existence, me fait peur. Moi qui aime tant ne pas
bouger et qui ne suis jamais allee plus loin que Saint-Germain, tu
penses! Et puis les femmes vieillissent trop vite au soleil, et tu
n'aurais pas encore trente ans que je serais jaunie et fripee
comme maman Pilar; c'est pour le coup que tu m'en voudrais de ton
sacrifice et que la pauvre Fanny payerait pour tout le monde.
Ecoute, il y a un pays d'Orient, j'ai lu ca dans un de tes _Tour
du Monde_, ou, quand une femme trompe son mari, on la coud vivante
avec un chat, en une peau de bete toute fraiche, puis on lache le
paquet sur la plage hurlant et bondissant en plein soleil. La
femme miaule, le chat griffe, tous deux s'entre-devorent pendant
que la peau se racornit, se resserre sur cette horrible bataille
de captifs, jusqu'au dernier rale, jusqu'a la derniere palpitation
du sac. c'est un peu le supplice qui nous attendait ensemble..."
Il s'arreta une minute, ecrase, stupide. A perte de vue le bleu de
la mer etincelait. _Addio_... chantaient les harpes auxquelles
s'etait jointe une voix chaude et passionnee comme elles...
_Addio_... Et le neant de sa vie detruite, ravagee, toute de
debris et de larmes, lui apparut, le champ ras, les moissons
faites sans espoir de retour, et pour cette femme qui lui
echappait...
"J'aurais du te dire cela plus tot, mais je n'osais pas, te voyant
si monte, si resolu. Ton exaltation me gagnait; puis la vanite de
la femme, la fierte bien naturelle de t'avoir reconquis apres la
rupture. Seulement, tout au fond de moi, je sentais que ca n'y
etait plus, quelque chose de fini, de craque. Comment veux-tu?
apres des secousses pareilles... Et ne te figure pas que ce soit a
cause
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